[12a] ‘Art & Language Paints a Picture’, first published in Gewad Informatief, Ghent, March, 1993.
« Art & Language peint un tableau »
Le titre fait référence à une série initialement publiée dans Art News, dans les années 1950 et 1960 : « X (ou Y, etc.) peint un tableau. » Ce texte porte sur des tableaux exécutés par Baldwin et Ramsden dans la série Index: The Studio at 3 Wesley Place, en 1982 et au début de 1983. Les deux premiers tableaux de cette série furent peints avec la bouche, le troisième reçut le titre The Studio... in the Dark ; le quatrième fut détruit après sa première exposition. Art & Language est une pratique de collaboration. Le texte rapporte, tout en la mêlant de fiction, la conversation du « studio », consacrée au problème posé par le fait de travailler avec les types de matériaux fragmentaires « postmodernes » suggérés par Lyotard. Les titres Burial at Ornans (un enterrement à Ornans), Donnez votre Travail et Lenin at the Rostrum font référence à des œuvres réalisées ultérieurement par Art & Language ; les deux premières ont été exposées avec les autres peintures du Studio, la troisième a été détruite. Erased De Kooning est une œuvre de Robert Rauschenberg, de 1953 (voir VIID7). Ce texte a été publié pour la première fois sous le titre « Art & Language Paints a Picture (a Fragment) », dans Gewad Informatief, Gand, mars 1983, pour accompagner une exposition de Studios... 1-1V et reproduit dans Art & Language, Ikon Gallery, Birmingham, 1983, pp. 48-61, dont le présent fragment est extrait. La traduction est de Christian Bounay.
Scène :
Art & Language peint un tableau dans un atelier situé 3 Wesley Place, Chacombe. Chacombe est un village à la limite de l’Oxfordshire et du Northamptonshire, en Angleterre. Le studio est exigu (environ 6 m. x 3,55 m.), avec une unique fenêtre au sud. Un petit lavabo se trouve dans un coin de l’atelier. Près de la porte, une table improvisée. Un rouleau de papier couché par terre occupe toute la largeur de la pièce. Il prend appui sur un tuyau intérieur qui est fixé de part et d’autre au-dessus de la plinthe. Il y a des bidons d’émulsion acrylique parmi le bric-à-brac qui s’entasse sous la table, et des paquets de pigment sont empilés dans un petit placard dans un renfoncement. Deux artistes (1) et (2) défont l’emballage d’un paquet contenant de la toile blanche à voile en coton. Un grand dessin au crayon est punaisé sur un mur en longueur ; un croquis plus petit, en demi-teinte, est punaisé sur un autre mur. Le dessin au crayon est divisé en carrés de 6 cm tracés à l’encre verte.
1 « Une toile neuve. C’est très agréable de commencer la journée avec
une toile neuve quasiment de la meilleure qualité. »
2 J’ai envie de dire, mais cela ne va pas assez loin... J’ai envie de donner
cette consigne : « Faire des tableaux destinés à exprimer l’émotion,
et faire cela d’une manière reconstructible – dans le schéma (pattern)
de la causalité. » Cette voie pourrait ne mener à rien. On pourrait dire :
la voie paradigmatique.
1 Que peut exprimer un Studio – la colère, par exemple ? Et comment
cette question serait-elle affectée par notre « présence » ou notre
« absence » comme personnages dans le tableau ?
2 Si nous étions exclus – de quelle manière ? Que nous nous trouvions
dans l’obscurité, cela ne signifie pas pour autant que nous ne sommes pas
là. Il y a d’autres questions d’éclairage, d’ordre de représentation, et ainsi
de suite.
1 La possibilité d’une pénitence spirituelle ne semble pas être une possibilité
d’expression. Est-ce pour cette raison que nous voulons formuler des revendications
d’expression ? Nous ne pouvons que baisser la tête en silence en faisant comme
si de rien n’était.
2 Le genre pénitent n’est pas le genre du Studio. Cela finit par les platitudes
de l’autonomie.
1 Nous en faisons un hiatus.
2 Mais c’est notre hiatus.
1 Cela signifie-t-il qu’il a été fait pour nous ?
2 Nous parlons de pénitence, ou peut-être de vengeance. Nous avions coutume
de parler de « subversion ». La vengeance implique que l’on défend
la cause, mais que l’on exige également le châtiment. C’est un point brûlant
et nauséabond – on peut faire carrière dans la subversion superstructurelle.
Nous sortons notre travail de ce débat d’amateur des arts pour le faire entrer
dans... quoi ?
Nous adoptons
différentes personae. Nous sommes des artistes qui jouent à l’« artiste ».
Les œuvres, les tableaux que nous produisons sont comme des masques qui sont
des invitations à regarder derrière eux, alors que le sens et la signification
sont perpétuellement fuyants. À propos de signification fuyante...
1 Hein?
2 ... on pourrait peut-être parler d’une sorte de criminalité. Un criminel
se lance dans diverses sortes d’activités fugitives – vols, meurtres,
détournements de fonds, etc. Un criminel n’affiche généralement pas ses activités
criminelles. À moins de se lancer dans une sorte de terrorisme à la mode,
ce qui est une manière de vengeance, je suppose – afficher les crimes,
plutôt que les cacher.
Scène :
(1) et (2) déplient la toile et fixent un bord étroit sur le rouleau de papier avec du papier adhésif blanc. Puis ils enroulent la toile autour du papier ; le reste non enroulé est étalé à plat par terre, recouvrant la plus grande partie du sol.
1 « La fraîcheur de la toile neuve
à voile en coton. »
2 « De telles perspectives de notre
propre incompétence. »
1 « Garder la « tête baissée »,
c’est le problème.
2 Que veut dire « baisser la tête »
dans ce que Christian Schlatter appelle la « culture occidentale » ?
1 Cela peut difficilement vouloir dire
« être déprimé ».
2 Cela pourrait être « paraître déprimé ».
1 Peut-être cela signifie-t-il que l’on
fait son travail dans le contexte d’un savoir « génétique » plus
ou moins adéquat ? Et ne rien faire de cela, rien d’esthétique » ?
2 C’est comme de « refuser ».
1 Ce que je cherche en tâtonnant, c’est
l’idée que notre œuvre est faite de matériaux esthétiques antécédents, ainsi
que d’autres conditions génétiques. Elle présente ces matériaux, ces genres,
ces subtilités, ces symboles « sans résolution », d’une manière
assez particulière : comme hiatus. C’est une pénitence dans notre culture esthétique émotiviste.
On ne peut pas être pénitent sub speci aeterni.
2 Il y a donc une sorte de contingence.
1 L’œuvre doit être ouverte à l’investigation. Reconstructible, susceptible
d’une « rétrodiction » adéquate. Et ceci aboutit à une morale du
zèle moral.
Scène :
(1) et (2) clouent des baguettes de bois sur les bords longs de la toile à l’aide du bord droit d’une plaque d’isorel. L’isorel est ensuite utilisé comme équerre, et des baguettes sont clouées sur la toile de façon à former un rectangle d’environ 3,5 m. x 4m.
2 « La perfection : la surface absorbante. Je peux à peine réfréner
mon envie, mon besoin de montrer cela. »
1 Le monde de l’art moderne est devenu un monde de simulation hystérique.
2 Nous sommes des producteurs de représentations, pas seulement dans le
sens où nous sommes impliqués génétiquement, avec la « rétrodiction »
aux diverses conditions culturelles – il semble aussi que nous soyons
impliqués de manière paranoïaque.
1 La démolition des moyens émotivistes de la culture des gestionnaires entraîne
la démolition systématique de l’agent de la démolition.
2 Notre culture n’est pas tant une ruine qu’une poignée de vestiges triviaux.
1 Notre grande culture, cependant, est une escroquerie.
2 Mais c’est essentiellement au moyen de celle-ci, de l’an, de Kant et de
l’émotivisme que nous faisons notre œuvre.
1 Notre œuvre ne se limite pas à cela.
2 C’est sans importance : ce n’est pas tant son caractère frauduleux, décadent,
que l’on met en question. Ce qu’il faut, c’est que notre désir de reproduire
(sous n’importe quelle forme apparemment émergente) la forme de vie qui nous
donne nos matériaux...
1 Des matériaux de premier ordre...
2 ... soit égalé par notre désir de nous retenir et de baisser la tête de
honte. Ces conditions de la culture ne sont pas coercitives.
1 Il nous faut une critique du flâneur baudelairien.
Scène :
(1) et (2) commencent à enduire la toile, à l’aide d’un rouleau, d’une émulsion
acrylique couleur chamois. La peinture est dans un bac de rôtissoire peu profond
1 « La toile aura maintenant une peau. Nous nous sommes mis à peindre,
plutôt qu’à dessiner : nous nous sommes mis à expulser par les voies
anales. »
2 L’art moderne est hystérique. Pourtant, pas de masques. Seulement des
moyens technocratiques. Nous sommes assis parmi les produits d’une hystérie
presque parfaitement transparente. Transparente, mais suffisamment puissante
pour être instrumentale, pour produire et nourrir l’« esthétique» et l’an.
1 Il se peut que notre intérêt pour les conditions causales non révélées
(et les assomptions causales non révélées), notre intérêt pour les clôtures
(hystériques, etc.), devienne une sorte d’emprisonnement. Ce que nous avons
peut-être besoin de savoir, ce n’est pas comment trouver de meilleures explications,
mais comment sortir carrément (en ayant besoin de cela, en faisant de cela
une nécessité) du « langage » des causes. Comment nous débrouiller,
nous-mêmes et d’autres, sans rien (ou même moins que rien) qui soit échafaudé
sur une obsession de la généalogie. J’entends par là qu’il vaut mieux ne rien
avoir, plutôt que d’avoir des abajoues. Je veux dire qu’un « rien »
rendu nécessaire par une investigation généalogique adéquate est une sorte
de liberté pénitente. La libération de la « pâle lumière de Königsberg »
risque de ressembler à son extinction.
2 Mais son extinction impliquant matériellement son usage ?
1 Peut-être est-il vrai que la libération du mésusage des lumières de Kant
équivaut à leur extinction. C’est notre culture émotiviste et notre sociologie
weberienne qui nous a « libérés » de Kant. Mais cette libération
a été un inadmissible asservissement à l’esthétique – à la gestion sans
réflexion –, pourvue des vêtements de Kant bien propres. Les principales
catégories de l’esthétique sont les vestiges d’un langage mort dont les significations
ont été transformées en moyens instrumentaux.
Scène :
(1) et (2)
retirent maintenant les clous et enlèvent les baguettes de bois. La peinture
sèche. De la toile neuve est prélevée sur le grand rouleau, tandis que la
toile peinte est enroulée sur un rouleau à papier plus petit. La toile se
présente maintenant sous l’aspect d’un rouleau. La toile franche est clouée
et recouverte d’enduit.
1 « Un autre océan de beauté. »
2 Mais une fois peint cela paraît plus cher. Nos deux dernières peintures
sont une production consciente de l’apparence de la maladie. Ce ne sont pas
des erreurs. Elles sont dans la marge des mensonges. Elles sont cette marge
des mensonges qui va jusqu’aux actes à demi-conscients de pénitence spirituelle,
aux images (ou images de soi) du silence, et à l’attitude consistant à baisser
la tête.
1 La série « Studio » a commencé
dans un monde et elle se terminera, si elle se termine, dans un autre. En
fait, elle est d’ores et déjà dans un autre.
2 Ne serait-ce pas plutôt qu’elle a commencé
aux marges d’un monde et qu’elle se trouve maintenant aux marges d’un autre ?
La série a commencé dans un monde lié de manière discursive à l’art contemporain
(ou à différents modèles identifiables d’art contemporain).
1 Dans ce monde, nous avons sélectionné
des symboles. Ceux-ci comptaient parmi nos matériaux explicites.
2 La connexion discursive a été médiatisée
par un sentiment d’escroquerie grotesque, d’absurdité généalogique.
1 Nous sommes maintenant dans un monde
disloqué par rapport à cela. Toutefois, il nous faut présupposer, continuer
à faire une condition nécessaire de notre critique généalogique qui s’adresse
en partie à l’art contemporain.
2 Et puis ne pas tenir compte de ce qui
émerge.
1 Reconnaître que ce qui émerge ne sera
quasiment rien. Le « nouveau » monde est très fragile.
2 « Mon talent n’attend que d’exploser
sur la toile. »
1 La barbarie technocratique du discours
esthétique contemporain n’est pas une indication que les choses continueront
toujours ainsi.
2 Non. Mais une possible esthétique future
ne consistera pas nécessairement à ne rien tirer de l’exposition de la décomposition
de la précédente situation. Ceci est possible même si cette exposition est
intrinsèque à la situation ultérieure.
1 Notre connexion « discursive »
avec l’art contemporain soi-disant dans ses différents
mondes et manifestations a fréquemment eu pour effet de limiter nos visées
didactiques.
2 Elle les a présentées sous un faux jour.
1 Et pire. Indépendamment, peut-être,
de cette relation discursive, nous avons tendance à imaginer une certaine
émergence, une certaine signification constructive dans la production des
« discours du second ordre », de la critique des causes, et ainsi
de suite. Et ceci, en dépit d’une mise en « hiatus » et en « hiatus
pour nous ».
2 Nous n’avons pas examiné à fond la signification
ou le mécanisme de notre hiatus. La possibilité que nous « voulions dire »
ce dont nous avons annulé la signification, ce qui est génétiquement dépendant
d’une démolition de second ordre (ou d’un ordre n) du
mécanisme de sa signification – c’est en effet une affaire très délicate.
1 Cependant, nous ne devons pas nous satisfaire
d’une esthétique émotiviste du hiatus.
2 « Les scherzos, les véritables
fugues sur les thèmes de la résurrection, dans nos deux dernières peintures,
sont indéniables. »
1 « Pourrait-on dire que leur échec
à signifier est racheté par leur caractère haptique ? »
2 Nous voulons avoir du succès auprès de la
bourgeoisie, n’est-ce pas ? Un baiser est un baiser. Les sujets sensibles
sont sensibles. Mais il faut méditer sur un baiser précédemment identifié
comme ayant transmis l’herpès.
1 Le fait qu’un atelier soit noyé dans
l’obscurité, cela paraît nier la possibilité du détail. Et cette possibilité
est peut-être la possibilité d’une vivacité.
2 Ce manque de vivacité concernant le détail représentationnel du premier
ordre devra être rattrapé d’une manière ou d’une autre.
1 Dans quelque autre indice de détail.
2 Nous ne peignons pas avec la bouche.
1 Et nous ne revendiquons pas le fait
que cette peinture soit exécutée avec la bouche.
2 Mais nous ne le nions pas.
1 Sa forme graphique, ou plutôt, notre
graphique ou dessin de départ a été produit avec la bouche.
2 Quand nous avons peint Index... I
et Il, nous méditions sur la question : « Quelles sont
les conséquences d’une revendication consistant à dire que l’on a « peint
avec la bouche » alors que cela n’est pas vrai. »
1 La fausseté d’une telle revendication
revient à une prise de distance distinguée (ou prétentieuse) par rapport au
hiatus. La revendication serait la revendication de marionnettistes généalogiques.
2 Nous aurions fait des masques pour ne jamais les porter.
1 Certains tableaux de Dali font apparaître
des visages dans les nuages. Il existe d’autres tableaux de nuages sans physionomies.
Les gens y ont « vu » des visages.
2 À propos d’Index: The studio at 3 Wesley Place
III (in the Dark), nous n’avons pas déclaré l’avoir « peint
avec la bouche ». La possibilité existe qu’un spectateur subisse l’effet
Dali, c’est-à-dire qu’il « lise » le tableau comme ayant été peint
avec la bouche.
1 Et cela reviendrait à projeter le hiatus
(faible ou important) perçu à l’égard de ces tableaux de la série « Studio »,
pour lesquels le fait d’être peint avec la bouche est une « rétrodiction »
significative.
2 « Lire-en » et « voir-en » :
est-ce que ce sont là de véritables erreurs herméneutiques ? Le fait
de « lire-en » ou de « voir-en », dans le sens de « projection
sur », ou de « transfert », est-il le « pas encore »
d’un « ne plus » herméneutique, ou le « ne plus » d’un
« pas encore » herméneutique ?
Scène :
L’application de la couche d’apprêt se poursuit.
1 Ça va être une semaine pénible.
2 « Toutefois, ayant apprêté cette toile, nous avons signalé notre
intention de nous confronter au matériel. »
1 « Une tradition matérielle. »
2 « Encore que moins matérialiste que la sculpture. »
ENFANT :
Bonjour, Fatty et Skinny.
Scène :
La couche d’apprêt est terminée. La dernière section à fixer (le quart gauche du tableau) est divisée par des traits de crayon en carrés de 10 cm. Le tracé des traits (avec la bouche) part du mur, et deux bandes, correspondant au quart gauche du tableau, sont découpées.
2 Certains de nos « matériaux » se trouvent dans le monde possible
(ou les mondes), ou dans les fragments ou les restes qui se dissimulent dans
ou entre les relations du hiatus. Ce monde (etc.) est très probablement, entre
autres choses, un monde de folie et d’inquiétude morale.
1 Un monde possible qui ne ressemble vraiment à rien.
2 De fait, il se peut que nos revendications (même notre esthétique quotidienne,
sous certaines apparences) reviennent à se demander : que faire « dans »
le rien que le hiatus laisse derrière lui ? Les atomes de poussière planant
sur le vide ainsi laissé.
1 Et ce vide est fait de possibilités réelles. Les conditions du hiatus
sont, en un sens, démontrables.
En « off»,
la voix de Clement Greenberg : les papiers collés de Braque
suggèrent d’une manière symbolique un espace profond et détruisent la surface
d’une manière symbolique.
1 Si nous « ajoutons » cette possibilité de hiatus aux autres
possibilités, nous avons une autre idée du hiatus. une cardinalité différente.
Mais une cardinalité qui ne reflète pas l’ordinalité d’« un hiatus de
plus ».
2 Imaginez Index: The Studio at 3 Wesley
Place IV alluminated by an Exploding Car).
1 « J’aurais aimé que nous fassions des dessins au même format que
le tableau. Un carton est une carte d’un professeur allemand. »
2 « Je me demande ce que James Lee Byars fait en ce moment. Je me demande
ce que Cindy Sherman, Jörg Immendorf, Terry Atkinson, Mrs. Braggins et le
Green Party font en ce moment. »
1 « Tim Clark est sans cesse à l’affût de gens en se demandant ce que
font les autres. »
2 On pourrait dire que nous avons « perdu » le monde de l’art
parce que les imbécillités d’aujourd’hui sont pires que celles d’hier. Mais
ce n’est pas la raison. Je ne pense pas non plus que la véritable raison soit
que l’« art contemporain » nous ait soudainement accablés de colère
et d’humiliation.
1 Ou bien, en utilisant différents masques ou simulacres, nous générons
le hiatus. En dépit du discours de second (etc.) ordre, de minuscules fragments
de colère « réelle », d’expression réelle paraissaient subsister.
Des sourires sans le chat ?
2 Êtes-vous sûr qu’« en dépit de » soit correct ? Vous pourriez
dire que ces « fragments » existent en vertu d’une critique de
second ordre ; qu’ils sont une population philosophiquement possible
seulement après qu’une telle critique a été effectuée.
1 Peut-être ces fragments ont-ils été laissés derrière eux par les masques
et non par le hiatus.
2 Les masques sont liés au hiatus par nécessité.
1 Je ne pense pas que ces presque-riens soient apparus comme conséquence
de la nécessité qui impose à notre critique des causes de rester inachevée.
Le fait que notre investigation du mécanisme de clôture – ou de représentation
erronée – serve simplement à dramatiser le pouvoir de la gestion esthétique
n’indique pas pour autant que cette investigation soit peu concluante.
2 En même temps, je pense que les presque-riens émergent d’un redoublement
du sens du hiatus. Ce redoublement est né d’un soupçon selon lequel le fond
de « notre » discours du second ordre (etc.) serait vain.
1 « Pénitence » est un mot très technique.
Scène :
(1) et (2) transcrivent au crayon le dessin à la bouche sur la toile. L’un travaille plus rapidement que l’autre. Pour avoir quelque chose à faire, il/elle continue de découper des bandes de la section que son/sa collègue transcrit.
1 « Un crayon épointé est vraiment
aliéné. Un crayon court ne l’est pas. »
2 « Qu’est-ce que cela fait d’avoir
la touche aussi sûre qu’un Picasso dans la fleur de sa sexualité ? »
1 « Qu’est-ce que cela fait d’avoir
l’intensité de plusieurs Goya ? »
2 Une critique de l’analyse de type causal, ou, plutôt, le sentiment de
sa vanité, ne nous conduit pas, cependant, à parler à tort et à travers des
alternatives sensibles au monde moderne. Ces alternatives sont les dramatisations
les plus entières et les reflets les plus ternes de l’émotivisme.
1 La brutalité d’opéra est un des plus
puissants instruments de cette récupération technocratique de l’esthétique.
2 Le fait que l’on confonde le goût et
le mécanisme – ou, plutôt, l’enflure du goût jusqu’au statut de mécanisme –
est symptomatique de l’émotivisme.
1 Les fragments restent des produits possibles
de cette confusion.
Scène:
La transcription est terminée. (1) et (2) regardent maintenant le quart droit de la toile.
1 « Il faudrait la rouler en arrière. C’est important du point de vue méthodologique, c’est même une nécessité transcendantale – du Royaume du Devoir –, de commencer dans le coin supérieur gauche. »
Scène:
Ils roulent la toile en arrière d’une manière que l’on peut reconstituer d’après les descriptions ci-dessus. Ils mélangent la peinture ; à l’aide d’un mixeur de cuisine, de la poudre sèche est mélangée avec de l’émulsion acrylique. Les pigments sont du noir de fumée, du noir français intense, du noir de mars, de la poudre de graphite, du bleu d’Orient, du vert d’Orient, du violet de mars. Il y a d’autres couleurs en tubes. Le mixeur explose. Ils continuent à mélanger la peinture à la main. (1) décante de la peinture dans des petits pots pour bébé (noir de fumée, noir de mars et un mélange de noir de fumée graphité). Il commence à peindre en haut à l’extrême gauche. (2) prend le grand récipient et commence à travailler à sa droite. Au mur, il y a la reproduction d’un Goya. Le dessin en demi-teinte a été enlevé et il repose en appui devant et entre les deux artistes.
1 Nous faisons des recherches de causes, des recherches de type génétique.
Nous cherchons également à en faire des nécessités. Mais ces recherches ne
sont pas une sorte de « ne plus ».
2 Les interprètes littéraires de Nietzsche font trop peu cas de la « formule ».
C’est seulement une intuition de consommateur de considérer que l’art se situe
quelque part entre le « ne plus » rationaliste et le « pas
encore » (quoi ?) « irrationnel ». Les contenus d’un « pas
encore » comprendront toujours la forme fermée à l’extrême d’un « ne
plus », et le contenu d’un « ne plus » sera toujours, en partie,
un « pas encore ».
1 De fait, on pourrait dire qu’un « ne plus » est toujours un
« pas encore » d’un certain point de vue.
2 Mais cela n’est pas intéressant. Ce qui est intéressant, c’est l’idée
qu’ils sont fonctionnellement liés, isomorphes. Plus intéressant que cela,
il y a l’idée qu’ils sont génétiquement et logiquement interdépendants.
1 La colère est le masque de la « rationalité » ; la « rationalité »
est le masque de la colère...
2 L’échec du marxisme à s’induire lui-même dans son « ne plus »
est une des conditions de son vide.
1 Nous ne sommes pas disposés à considérer une œuvre d’art comme indépendante
« du caractère de son créateur ». Et, dans ce sens, nous ne sommes
pas disposés à considérer l’esthétique comme indépendante de la morale.
2 Dans cette mesure, nous sommes peu différents des « désimbricateurs
d’aigus » (shrill disimbricators) de l’idéologie du
« sex-power » et autres thèmes pour conférenciers d’instituts universitaires
de technologie.
1 Ce en quoi nous différons, c’est par le mécanisme de notre pénitence.
2 Ils font du « pas encore » avec leur « ne plus »,
et cependant représentent cela sous un faux jour en déclarant que c’est un
« ne plus » tout court.
1 Ils adoptent un mode technocratique.
3 J’ai écrit encore un petit texte pour conférence. Supporterez-vous de
l’entendre ?
1, 2, 3 ... La gamme d’expression de l’art de Pollock repose sur des
ressources très restreintes. Dans ce sens, son art est à la fois classique
et pessimiste. Pour ce qui est de la peinture, il est également très facile
de la reconstituer techniquement. La leçon importante de l’art de Pollock
réside non dans ses « qualités optiques », sa « réduction de
la profondeur du tableau », dans le fait qu’il « libère la ligne
des fonctions de description et de définition », qu’il invoque le « cosmos
de l’espérance », ni dans toute autre forme existante d’adieu. Elle
se situe plutôt dans l’exigence d’assiduité : dans la revendication visant
à faire reconnaître qu’il ne reste pas grand chose sur quoi l’on puisse travailler...
1 Nous ne pouvons que poser l’hypothèse minimale consistant à dire que nous
parviendrons à reproduire ce dessin.
2 Espérons que c’est un minimum. Agrandie comme tableau, cette chose rejoint
les canons de la peinture moderniste habile et légèrement paradoxale.
1 La sorte de substance qui ne fonctionne que si l’on accepte les limitations
théoriques imposées à sa production. Le modernisme bureaucratique d’une complexité
réitérée... une seule idée et pléthore de variantes intracanoniques.
2 « Par contraste, la section du tableau sur laquelle je travaille
m’apparaît sans contrainte, comme le paysage d’une passion. »
1 Malheureusement, je viens de faire un « Augustus John » incompétent.
3 Pourrez-vous en supporter un peu plus ?
1, 2, 3 ... Le problème que j’aimerais régler, c’est que l’on voit
bien que tous ceux dont j’ai mentionné l’œuvre cherchent à venir à bout – bien
que de différentes manières – des conséquences et des implications de
l’expressionnisme abstrait. Ils ont été déterminés avant tout par ses implications
négatives, par la fermeture de possibilités et par la difficulté d’affronter
cette exigence d’assiduité dont l’œuvre de Pollock constitue un exemple. La
ligne d’évolution dans les années 1950 et 1960 présente des bifurcations,
elle est incohérente, et il y a pléthore d’impasses et de petits échecs. Il
n’y a pas de lignes d’enchaînement qui soient claires. Par exemple, Johns
n’est pas l’inventeur de l’art minimal. Au lieu de cela, Johns, Stella, Judd
et Morris énoncent chacun de manière différente – et souvent sans en
avoir conscience – une intuition des conditions historiques et culturelles
qui ont déterminé la production d’art depuis le milieu des années 1950 jusqu’aux
années 1970. Une caractéristique identifiant ces conditions était que les
revendications de contenu psychologique ou métaphysique de l’art paraissaient
ne pas pouvoir être soutenues sans tomber du sublime au ridicule...
Scène :
(1) et (2) continuent. Ils achèvent un stade apparent de la représentation de Burial at Ornans, Donnez-moi Votre Travail, etc. Environ un quart du tableau est recouvert de noir de fumée, de noir de graphite et de bleu d’Orient.
2 « Le bleu est hideux mais nécessaire.
Nous avons su naviguer. »
1 « Il est vital pour nous d’éviter
d’être volontaires. Il faut nous en remettre à la possibilité de prendre des
décisions, et non à l’illusion que notre talent qui couve finira par jaillir. »
2 Je pense que pour cela, nous devons
travailler par étapes descriptibles. Il nous reste à faire ce qui nous est
presque insupportable. Nous ne pouvons pas nous arrêter et faire des choix
émotivistes. Ce sont ceux-là que nous devons éviter systématiquement.
1 Nous aurons à les faire de toute façon.
2 Cela semble être en partie un problème
lié à la nécessité de ne pas perdre de vue la descriptibilité d’une étape
ou d’un processus donnés.
1 Il est sans doute vrai que les concepts
de l’esthétique peuvent être compris comme un ramassis de survivances fragmentaires
d’un passé plus ancien que le nôtre. Ceci peut être une intuition dangereuse :
une chance pour ceux qui sont le plus profondément retranchés dans la culture
émotiviste, de se figurer (de manière erronée) qu’ils l’ont transcendée. L’identification
de « résidus » profonds, et autres, dans certaines œuvres d’art
qui ont la préférence n’est guère plus que l’écho de la propre voix (émotiviste)
du critique.
Scène :
(1) et (2) examinent leur travail.
1 C’est tellement démoralisant, tellement dépourvu de compétence.
2 C’est un mauvais procès de Robespierre.
1 Pire. C’est matériellement incompétent, stupide et humiliant.
2 À quoi cela ressemble-t-il ? Est-ce pire que Lenin at the Rostrum?
1 Pire.
2 « Le courage n’est pas nécessaire. »
1 Il fallait que cela aboutisse. C’est un mois de travail. « Quelle
dureté cristalline ! »
Scène :
En partant du coin supérieur gauche, (1) et (2) répandent sur le tableau du Nitromors, un décapant pour peinture, à base de trichloréthylène. Ils grattent la peinture, mettant à nu la toile.
1 Un « Augustus John » effacé, incompétent. Il ne procure pourtant pas le frisson de Erased De Kooning.
Scène :
(1) et (2) redessinent de larges zones de cette section du tableau. Ils mélangent la peinture de façon à obtenir une consistance aqueuse et remplissent l’image à la manière d’une « peinture par cases numérotées ». Les zones les plus lumineuses sont peintes en bleu d’Orient. Cette couleur est appliquée d’une manière négligée, de façon à chevaucher les zones voisines grises et noires. Le noir ainsi recouvert apparaît en conséquence plus frais et plus sombre ; les gris tirent vers le noir.
1 Le paradigme est Guernica.
2 Il était nécessaire de produire un certain
modèle (pattern) arbitraire. Autrement, nous recommencerons à nous
débattre avec les limites « géométriques » des choses. Le sens dans
lequel la chose est moderne ne doit pas dépendre entièrement de l’obscurité
des choses. Cela doit « mentionner » la modernité, pas seulement
en vertu d’une sorte d’épuisement optique dans l’ombre. Mais ceci doit rester
une possibilité.
1 « Je pense que de cela dépend,
fondamentalement, le fait que le plaisir que me procure la peinture, l’acte
de créer le tableau, puisse être aussi fort que la jouissance du sein. »
Scène :
(1) et (2) grattent et mettent à nu une seconde section.
1 « Il est révoltant que j’aie dû gratter l’aspect sabbat-de-sorcières-au-jour-du-jugement-dernier
pour le remplacer par la mesquinerie de la cohérence. Supprimer les traces
de ma Passion. »
1, 2, 3 Ce sur quoi se fonde l’esthétique contemporaine est désastreusement
vide. Notre culture émotiviste est l’ultime acte de l’Occident. C’est le fond
d’une esthétique sans fondement. Les fondements de l’esthétique sont instrumentaux
et technocratiques. Le pouvoir du gestionnaire esthéticien dissimule sa vacuité.
La fausse représentation du mécanisme de son esthétique impose la nécessité
de ce mécanisme ; le mécanisme produit la nécessité de la représentation
fausse. Ceux qui désirent ardemment une esthétique non décadente, un art non
décadent, désirent cela à travers les images de leur pouvoir arbitraire.
Les aspirations sont elles-mêmes décadentes. Ceci nous donne quelque chose
à faire. Mais nous sommes voués à utiliser ces ressources comme leurs produits,
et à n’en rien faire. Les ressources dont nous ne faisons
peut-être rien ne valent guère mieux que les « riens » mêmes. Il
n’y a pas de angst dans cette remarque. Seulement une idée de nécessité
et de rareté.